« Je suis un peu pété. Je déambule dans Londres, ville que je déteste.
Tout y est "trop". Les gens sont trop snobs, les prix sont trop
élevés, la foule est trop grande, le ciel est trop couvert, les rues sont trop
bruyantes. Et la conduite à gauche me laisse perplexe.
J’ai les jambes lourdes. J’ai fait les magasins tout l’aprèm, acheté une
paire de tennis rétro' et jeté mes vieilles bottes dans une poubelle de
restaurant. J'ai traîné dans les pubs.
Me voilà dans une allée chic, où circulent des poufs à la queue de cheval
impeccable et aux fringues hors de prix. J’y croise un banc et m’y allonge avec
soulagement. Je tourne un peu la tête, histoire de voir défiler les nanas. Un
peu vaseux, je les imagine nues. Un jeu pour les braves, car qu’importe la
donzelle, vous devez lui ôter les sappes. Mentalement. C'est pas toujours
évident, surtout quand l’une d'elles fait sa sortie d'hospice. Elles défilent,
et le temps avec elles.
Le soleil s'est tiré, et la lune peine à se montrer dans ces rues trop
éclairées. Une enseigne teint mon petit coin en rouge. J’ai le dos en
compote.
Soudain, une voiture pile devant moi et des jeunes en descendent,
souriants. Ils sont trois, et je les reconnais immédiatement. Le grand blond
aux yeux bleus, c'est Hanz, un allemand trilingue et hippie. L’autre type,
c'est Romain, un bourgeois aux mille polos. Et la dernière, c'est Sophie, une
petite brune fruitée : elle a constamment la pêche et la banane.
"Charly !", me dit l'aryen refoulé, avec un accent français
impeccable.
Et je me sens mieux. Tous les trois sont comme moi, des étudiants expatriés
pour "un apprentissage plus efficace de la langue anglaise". Le temps
libre est conséquent, surtout en faisant le tri dans ses matières. En ce
moment, je trie un peu trop. Mais ils me dépriment tous, les anglais. Ces trois
là ne me demanderont jamais si je mange vraiment des grenouilles, ils ne
m'appelleront pas "Froggy" en pouffant.
"Ils t'ont viré de ta résidence ? T'es SDF depuis quand ?", me
demande Romain.
Je lui lance un regard triste, et il est autant surpris que gêné. Et
avant même de pouvoir avouer que je le fais marcher, Sophie me propose de
crécher chez elle.
"Super, conclu", je lui réponds sans hésiter.
Elle est bien fichue, agréable, et elle a le bon goût de toujours garder un
fût de bière en stock. Elle est pas loin d’être parfaite. Je serai surement
trop beurré ce soir pour qu’elle se réveille épanouie demain matin, mais qu’importe.
"D’ailleurs je vous invite tous à boire un verre chez moi, si vous
voulez, elle lance aux autres.
- Super, conclu !", ils répondent à l'unisson, en se foutant de moi.
Je suis chez Sophie. Il est tard, mais Morphée va attendre encore un
moment. Je n’étais jamais venu chez elle. C’est un petit studio d’étudiant,
meublé suédois et peint en blanc. Il y règne un désordre bien féminin, sol
jonché de fringues et chaussures. Il a une odeur de pizza et de mari'.
Je m'affale sur le lit, qui fait office de canapé.
"Qui veut trinquer ?, lance Sophie.
- Trop affamé pour boire, je lui dis.
- Pour ça, j’ai ce qu'il faut", me dit Hanz.
J’hausse un sourcil, il sort un paquet de sa veste militaire et prend un
accent anglais :
"Les français aiment les champignons ?".
La nuit va être longue.
Toujours au même endroit, sur son lit. Elle est contre moi, sa tête sur mon
épaule. Je sais pas comment elle est arrivée là. J’ai une bière dans la main,
un pétard dans la bouche. Et un putain de mal de crâne à assommer un cheval. Le
plafond qui ondule n'arrange rien. J’avais pas remarqué ce phénomène en
entrant.
"T’as pas de l'aspirine ?, je m’entends murmurer.
- Si", répond une voix masculine.
Je regarde dans sa direction, je vois un chevelu assis par terre. D’une
main, il dessine en l'air en fronçant les sourcils, de l'autre il fouille
dans sa poche. Il en sort un comprimé, qu'il me lance.
"Tu gères, Hanz", je lui dis, reconnaissant.
Je me concentre pour examiner le comprimé. Il est rond, blanc, avec un
petit Mickey gravé. Ce truc est peu conventionnel, sûrement une connerie anglaise.
Je le gobe, et ferme un peu les yeux.
Un hurlement. J'entends quelqu'un hurler. Ça me sort de ma torpeur.
Sophie est allongée sur le lit, la tête sur mes jambes. Elle rit. Hanz est sur
une chaise, un bras sur la table et la tête sur le bras. Et Romain est sur
la-dite table, en plein striptease. Il gueule de joie, en agitant un polo
jaune. Torse nu, il prend son rôle très à cœur et frotte son polo contre son
entre-jambes. Sophie applaudit. Il continue, retire ses chaussures et les lance
par la fenêtre, enlève son jean, qui rejoint les chaussures. Il retire ses
chaussettes, et s'amuse à les tendre le plus possible pour fouetter Hanz.
Celui-ci se réveille, grogne un peu, et finit par sourire devant le spectacle.
Romain ne porte plus qu'un caleçon à rayures.
"Vous voulez la totale ?, il demande, surexcité.
- Ouais ! Ouais !, scandent les autres.
- Vous êtes sûûûrs ?, il demande avec une voix de chauffeur de salle.
- Ouaiiiiis", font les groupies.
Je suis trop fatigué pour répondre. Le mal de tête s'est envolé, mais mes
yeux vont exploser. J'ai les paupières lourdes. Et puis, le plafond est bien
plus intriguant. Il ondule, par vagues successives. Parfois plus fort, parfois
plus rapidement. J'essaye de le comprendre. Les plus grosses vagues sont plus
lentes. Il essaye peut être de me causer. Du morse, peut être. Je parle pas le
morse, fait chier.
Romain retire son caleçon et me ramène à lui. Il laisse apparaitre un
monstre. Ce truc est bon pour le Guinness Book. C'est une vraie trompe
d'éléphant. Tout le monde en reste sans voix, lui est hilare. Il commence à se
balancer de droite à gauche, mettant tout son poids sur un pied, puis sur
l'autre. Sa queue suit le mouvement. À gauche, puis à droite, elle revient,
repart. C'est hypnotique. On la fixe tous, fascinés. Elle n'est pas humaine.
Ses mouvements ne sont pas naturels. On dirait qu'elle a sa propre volonté,
qu'elle se déplace vers chacun de nous, tour à tour. Mais elle préfère Hanz,
elle s'attarde plus sur lui. Elle se déforme, se tord par endroit, se replie
sur elle-même, comme un tentacule. C'est ça, voilà. C'est un tentacule.
Sophie dégueule sur mes baskets neuves et m'arrache de cette transe. Elles
ne sont plus bleues jean, mais oranges. Un orange qui tire vers le marron. Je
lève les pieds, pour que les grumeaux coulent et que la nouvelle couleur se
répande bien uniformément. Le résultat est pas mauvais.
"Désolée, elle murmure.
- Pas de soucis", je lui dis.
J'entends Grace Slick chanter Somebody To Love. Je me demande qui a mis la
musique, et depuis quand.
"... don't you want somebody to love..."
C'est vrai, Grace. T'as pas tort.
"... dooon't you neeed somebody to love..."
Le plafond ondule au rythme des paroles. C'est donc ça, son message. Il
veut de l'amour. De l'amour pour sa maitresse. Sophie, qui m'enlace maintenant.
"... you better find somebody to love, ohwhoho..."
OK, j'ai saisis mon pote.
J'écarte un peu Sophie de moi, pour la contempler. Elle est blême, en
sueur, ses lèvres sont bleutées avec des restes orangés aux commissures. Elle a
les cheveux en bataille, et quelques mèches collées sur son front trempé. Elle
est belle. Elle a une paupière fermée, et l'autre qui tremblote en refusant de
céder. Elle a la bouche entrouverte. C'est une invitation. J'approche doucement
mes lèvres des siennes, et l'embrasse avidement. Un goût acide, fort, qui monte
à la tête et pique le nez. Mais je prolonge l'instant, elle le mérite.
Je relâche l'étreinte et j'entends un cri de douleur. Hanz est debout, les
yeux exorbités et un couteau à la main. Le couteau a un filet de sang. La bite
de Romain aussi.
"Faut t'en débarrasser mec !, hurle Hanz.
- Putain mais t'es con ou quoi ?!, répond Romain.
- C'est pour ton bien, laisse toi faire putain !
- Approche encore et je te butte !
- OK, garde la, mais tu perds ta place au ciel en laissant Satan dans ton
froc", conclut Hanz.
Une tache noire se forme au milieu de mon champ de vision. Et elle grandit,
grandit, jusqu'à tout effacer. Je m'évanouis.
Je me réveille doucement, allongé. Des lumières défilent, le plafond file.
Je m'amuse à compter les néons. Un, deux, trois, quatre, merde, celui là est
mort. J'en perds le compte. Saloperie.
Je scrute les lieux. Murs blancs, sol blanc, longs couloirs. Ça ne me dit
rien.
Putain, si. Je suis dans un hôpital. Et le plafond ne bouge pas, c'est moi.
J'avance, tête la première. Je suis sur un brancard.
Je relève la tête, elle pèse une tonne, mais j'ai le temps de voir
l'infirmière qui me pousse. Et elle me voit aussi.
"Restez parmi nous, on s'occupe de vous", elle me dit.
C'est chic de ta part, merci.
"Non ne vous rendormez pas, restez avec moi", me dit la chic
infirmière.
Pourquoi ? Freddy Krueger habite plus Elm Street ? Trait d'humour pour
moi-même. Mais cette pensée commence à me faire flipper. Alors je rejette un
coup d'oeil à la chic infirmière.
Elle est noire, elle a un beau visage et des dread locks jusqu'aux épaules.
Les dreads appuient ses pas, jettent des petits coups sur sa nuque à chaque
enjambée. Pouf, pouf, pouf. Ça n'arrête pas. Sauf une, qui est pointée vers
moi. On dirait presque qu'elle me regarde. Je bouge un peu la tête sur la
gauche, pour la tester. Et, à bien y regarder, elle a suivi le mouvement. C'est
presque imperceptible, mais je l'ai vue. Je continue de la guetter, j'attends
une réaction. Mais rien, elle se contente juste de me fixer.
Et j'aperçois les autres. Dispersées sur la tête de la chic infirmière,
elles me guettent aussi. Elles avancent quand j'avance, tournent quand je
tourne. Elles sont vivantes.
Une image vient à moi. Celle d'une gentille infirmière, avec des serpents
sur la tête, qui transforme en pierre les malheureux qui croisent son regard.
Je ferme aussitôt les yeux.
La pas-si-chic infirmière s'en aperçoit.
"Restez avec moi, s'il vous plait", elle dit de sa douce voix.
Cause toujours, salope démoniaque.
Elle me donne des petites tapes sur la joue et me prend par surprise.
J'ouvre les yeux et tombe sur les siens, ils sont noisettes. Je ne peux pas
détourner le regard. Mes mains ne répondent pas non plus. J'entrouvre la bouche
pour la supplier. Aucun son ne sort. Je suis sûrement en train de me changer en
statue. Je me demande si je vais rester conscient, vivre comme ça
éternellement. J'espère que mes parents ne me mettront pas dans le jardin. Je
tente de prendre une belle posture, histoire de bien présenter au final. Mon cœur
s'emballe. J'ai peur, en vérité. Je ne veux pas crever. Si je m'en sors, je me
casse de Londres aussitôt. Cette ville est pleine d'emmerdes. Je sens la sueur
perler, j'entends presque mon palpitant cogner, s'affoler. Et la tache noire
revient, et me soulage.
Je suis un peu pété. Je déambule dans Paris, ville que je déteste. »
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